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JUAN GRIS
                        (MADRID, 1887 – BOULOGNE-BILLANCOURT, 1927)


                        Compotier et verre

                        1916
                        Huile sur bois 61 x 38 cm.
                        Publication
                        Œuvre reproduite dans Juan Gris : Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Douglas Cooper,
                        Paris, 1977.


                             Une série de formes géométriques aux angles accusés que quelques rares courbes
                        tentent d’assouplir ; des aplats imbriqués où le blanc le dispute au noir, ou au brun... L’œil a
                        bien du mal à distinguer une forme intelligible, à retrouver un espace rationnel. Et pourtant,
                        parmi ce damier chaotique, en surimpression, s’esquisse le tracé d’un verre à pied sur ce
                        qui semble, à en juger par sa couleur brune, l’angle d’une table, en bois, vue du dessus.
                        Le dessin inachevé du contour du verre contraste avec les aplats colorés qui l’entourent,
                        comme un lointain écho à la querelle du dessin et de la couleur. C’est bien cette seule forme
                        dessinée qui est reconnaissable parmi tant de surfaces colorées. Cependant, à proximité, un
                        même tracé, blanc cette fois, se dégage d’un fond noir, traduisant quelque détail sibyllin
                        d’un objet difficilement perceptible... Quid du compotier annoncé ? Probablement les
                        deux hémisphères marron et noir, asymétriques, en évoquent-ils la silhouette, mais selon
                        quel point de vue ? Car ici les plans sont mélangés pour mieux tromper l’œil. De face, de
                        trois-quarts, de dessus... ce tourbillon de formes nous ramène à la planéité de la surface, le
        118             rectangle du tableau. La nature morte réinterprétée n’est plus ici qu’un prétexte pour jouer
                        avec des formes et des couleurs afin de revendiquer l’acte pictural. Il s’agit de peinture à l’état
                        pur. La touche est omniprésente, tantôt saturée dans un aplat de blanc, tantôt esquissée pour
                        signifier, tantôt enfin délayée laissant alors apparaitre le support. Elle prédomine, jusqu’à
                        l’abstraction, annihilant sujet, espace, narration. Cette diffraction de la forme est aussi un jeu
                        optique, à l’opposé du trompe-l’œil issu de la longue tradition de la Mimesis. Il s’agit cette
                        fois de recomposer la forme éclatée sur divers plans ou peut-être de l’oublier.

                             Juan Gris (1887-1927) est un peintre espagnol qui fit toute sa carrière en France à
                        l’instar de son ami et rival Picasso. Il est sans conteste l’une des figures majeures du cubisme.
                        Arrivé à Paris en 1906, il se lie d’amitiés avec Matisse, Braque, Léger... Modigliani en fait son
                        portrait, aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art de New-York. Dessinateur
                        prolifique, il publie des illustrations dans de nombreux journaux mais collabore aussi avec
                        Serge Diaghilev et ses ballets russes pour lequel il dessine décors et costumes. Le style
                        cubiste, synthétique, qu’il développe dans la lignée de Braque et Picasso est d’une facture
                        très personnelle qui lui attirera une certaine jalousie de ce dernier. Plus harmonieux dans ses
                        formes, développant une palette de couleurs en camaïeu – comme le montre ses portraits de
                        Picasso ou de Josette, son épouse – le style de Juan Gris est empreint d’une certaine poésie.
                        Sa série de Pierrot, d’Arlequin ou encore ses Natures mortes avec mandolines témoignent de
                        ses choix esthétiques où la douceur des formes et des teintes l’emportent sur les contrastes
                        plus arbitraires de ses camarades cubistes. En 1924, il fait part de ses théories esthétiques lors
                        d’une lecture à la Sorbonne, « Des possibilités de la peinture ». Il expose ensuite à la Galerie
                        Simon à Paris, puis à Berlin et Düsseldorf. Il meurt en pleine gloire à l’âge de 40 ans laissant
                        un œuvre inachevé alors que si prometteur...
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